Dans le regard de l’autre
On ne dira jamais assez combien la perception actuelle qu’ont les occidentaux de l’Islam est nourrie, forgée par de très vieilles images ancrées dans les mémoires. Comme si ces images avaient fini pas former un paysage dans lequel s’insèrent tous les événements récents; comme pour confirmer d’anciennes craintes.
Si l’on ajoute, comme nous pouvons le constater aujourd’hui une médiatisation permanente d’un “Islam de combat”, les conclusions pleuvent avec autant d’évidence : l’exotique musulman a la pratique rigide et têtue et le propos tranchant ou perfide.
Il sera impossible de faire le compte des commentaires qui dès l’origine, percevait l’Islam comme la religions des Arabes. Rustres habitants du déserts, mêlant l’amour des plaisirs à une intransigeance des coutumes. Et les chroniqueurs, les historiens et les écrivains de rivaliser des qualificatifs pour décrire le monde de l’Islam, où la volonté de guerre se mêle à l’innocence, à la luxure et au fatalisme.
On retrouve aujourd’hui ces même motifs, façon plus ou moins implicite dans un grand nombres d’ouvrages ou d’articles. Et l’on a toujours quelque peine a faire comprendre qu’on ne peut réduire l’islam a cette supposée “foi des Arabes” ou a l’instinct de conquête. Comme si l’on avait peine en Occident, malgré toute la bonne volonté de certains, à se départir de vielles idées qui ont alimenté, tout au long de l’histoire la rencontre difficile entre deux civilisations;
L’époque des croisades demeure dans les consciences l’un des moments historiques les plus déterminants de la rencontre entre le christianisme d’Occident et l’Islam d’Orient. Les “mahométans”, les sarrasins, sont perçus alors comme de rudes guerriers tirant leurs forces du message coranique, qui, pour l’essentiel, se résumerait à offrir le paradis à tout combattant mort en conquête dans la voie de Dieu. Et jusqu’au XVIII éme siècle, Chateaubriand affirmant dans ses Mémoires d’outre tombes : “Les croisades, en affaiblissantes hordes mahométanes au centre même de l’Asie, nous ont empêchés de devenir la proie des Turcs et des Arabes”. C’est de cette lointaine époque que sont nées les représentations occidentales du “djihad“, notion très islamique, perçue comme le pendant en islam de ce qu’est la croisade au christianisme et que l’ont a donc traduite par “guerre sainte”.
C’est ici un premier déplacement de sens, et nous allons voir qu’il furent nombreux au cours de l’histoire. Il consiste à appliquer à l’autre civilisation une grille de lecture qui n’a de lisibilité que dans une sphère culturelle donnée, en rapport avec une histoire donnée.
C’est ce qui s’est passé lorsque l’on a cherché à déterminer le contenu de la notion de djihad. Il fallait qu’elle réunisse et qu’elle confirmasse tout ce qui avait été déjà dit de Mahomet et de ses conquêtes “le sabre a la main” (Gobineau)… Et si l’on a pu admettre que les croisades ne furent pas l’action la plus glorieuse de l’histoire chrétienne, on s’empressera d’affirmer que les musulmans, eux, appellent toujours au djihad : preuve que la “ guerre sainte ” est consécutive de leur foi conquérante. Or, il convient de préciser que cette notion de djihad, littéralement “effort”, n’a pas du tout, dans le référent religieux et culturel islamique, le sens qu’on a voulu lui donner. Elle participe d’une vision plus large de l’effort humain pour concrétiser, tant sur le plan sociale et politique, un équilibre garantissant la justice.
La période des colonisations aura eu de la même façon son lot de représentations héritées, dont la moindre n’est pas celle qui définit la relation entre les civilisations sous l’angle du rapport de force . Les nations “arriérées” sont à soumettre et à diviser selon les termes de Lawrence d’Arabie. Et s’il se trouvait quelques moudjahidines (même racine que djihad), menant un combat d’arrière-garde contre la civilisation, les éliminer serait ” juste et raisonnable”.
On a bien heureusement dépassé en Occident ce type de propos suffisants et manichéens. Reste pourtant que certaines perceptions bien ancrées ont de la peine à disparaître des mentalités. Nombreux furent les intellectuels occidentaux à se pencher sur ce passif conflictuel, relevant l’altérité absolue de l’Islam au point d’en oublier la contribution des musulmans à l’édification de la civilisation occidentale. Cette contribution est l’un des facteurs déterminants qui donnèrent le jour à la Renaissance, à l’humanisme, à la libération de la faculté de raisonnement. Et l’on ne saurait trop insister sur le fait que cette libération, qui s’est faite, ici, contre l’ordre clérical, a été prônée, là, au nom d’une foi en Dieu édifiée et nourrie par la raison scientifique.